Par Dr. Ruffo de Calabre (PhD)
Il est certes facile de souligner les manquements passés et présents des entreprises impliquées dans la sécurité et la défense : corruption, soutien à des régimes antidémocratiques, création d’armes de destruction massive, contribution à la prolifération des armes, etc. Malgré ces dérives, on peut soutenir que la nécessité pour les pays de se défendre en cas d’agression rend l’existence de l’industrie de défense un mal nécessaire.
Nous pouvons commencer par espérer que l’industrie de défense dans son ensemble respecte les lois qui encadrent ses activités. Cela contribuerait à une meilleure éthique, mais étant donné que droit et morale ne coïncident pas toujours, peut-on attendre davantage de l’industrie de défense que le simple respect de la loi — ce qui, en soi, serait déjà un progrès ? L’industrie de défense peut-elle être vertueuse ?
Si une telle vertu est possible, en quoi consisterait-elle ? En s’appuyant sur la définition aristotélicienne de la vertu — c’est-à-dire un juste milieu entre deux extrêmes et l’excellence dans l’action en vue d’un but moralement bon — une entreprise vertueuse serait celle qui développe les moyens nécessaires à une défense efficace tout en respectant la loi et en œuvrant pour une cessation rapide des conflits, l’instauration d’une paix durable et d’un ordre démocratique garant des droits humains. Les extrêmes à éviter sont justement ceux mentionnés dans le paragraphe introductif.
Le premier manquement à éviter est le recours à des pratiques illégales ne respectant pas les obligations du jus in bello [1], en particulier la proportionnalité et la distinction entre combattants et non-combattants. D’autres dérives incluent la poursuite excessive du profit, pouvant inciter à attiser les conflits, le soutien à des interventions sans mandat onusien, ou encore la fourniture d’armes à des organisations terroristes ou criminelles. Ces excès manquent de vertu, tout comme leur opposé : le développement de solutions inefficaces, obsolètes ou mal conçues, ou encore le refus de soutenir une légitime défense.
Pourquoi espérer que les entreprises de défense respectent non seulement la loi, mais agissent aussi avec vertu ? La question de l’intention est ici centrale. La vertu peut-elle être feinte ? Une lecture superficielle de penseurs comme Machiavel (auteur du Prince [2]) laisserait croire que oui — voire qu’elle est inutile pour garantir une paix durable.
Mais il existe un lien direct entre jus in bello et jus post bellum : lorsqu’un acteur d’un conflit ne respecte pas les règles imposées aux combattants — par exemple en faisant preuve de cruauté — il devient difficile de conclure une paix durable, ou de la faire respecter sous un gouvernement démocratique.
Cela se retrouve aussi dans l'œuvre de Machiavel : au chapitre VIII du Prince, « De ceux qui sont devenus princes par des moyens criminels », il n’envisage la paix après la cruauté qu’à la condition d’une transformation complète du pouvoir. Autrement dit, le non-respect du jus in bello et du jus post bellum favorise l’émergence de régimes tyranniques et illégitimes.
Quel est donc le rôle de l’industrie de défense, qui n’est pas directement engagée dans les combats ? La réponse est simple : elle produit les moyens de la guerre. Il est donc essentiel que ces moyens permettent l’application des principes du droit international humanitaire, le respect des droits humains, et la tradition de la guerre juste. Si les armes sont conçues de manière à empêcher le respect du jus in bello — par exemple, si elles ne permettent pas de distinguer les combattants des civils — alors l’industrie porte une part de responsabilité dans le non-respect du jus post bellum.
Conclusion :
Dans Le Contrat social, Rousseau écrivait : « Qui veut la fin, veut les moyens. »
Si la fin est la paix durable — autrement dit, le jus post bellum — alors les moyens doivent respecter le jus in bello. Et puisque ces moyens incluent les armes, l’industrie qui les fournit doit œuvrer pour la paix. Cela exige le respect des principes de la tradition de la guerre juste. Peut-on les respecter sans être réellement vertueux ? Non. Feindre la vertu peut tromper l’entourage, mais ne rend pas vertueux. Feindre la vérité, c’est mentir. Feindre la loyauté, c’est trahir.
Si la vertu n’est qu’apparente, elle cache alors des fautes qui compromettent la possibilité d’une paix durable et du respect du jus post bellum et des droits humains.
L’industrie de défense peut donc être qualifiée de vertueuse si les moyens qu’elle fournit servent à atteindre la paix. Cette affirmation peut surprendre ceux qui n’ont jamais envisagé leur travail comme porteur de vertu. Mais le premier pas vers la vertu n’est-il pas le désir de l’atteindre ? Peut-on être vertueux sans le savoir ? Nous tendons vers la vertu lorsque nous utilisons des moyens nobles pour poursuivre un but noble — même si nous n’en avons pas conscience. C’est la pratique de la vertu, l’habitus, qui rend vertueux. Et peut-être que le doute sincère est le dernier critère de la vraie vertu : celui qui feint la vertu sait qu’il ne la possède pas. Celui qui la pratique peut en douter.
[1] Partie de la doctrine dite de la « guerre juste ».
[2] Machiavel, N. (Le Prince, trad. W.K. Marriott, William Collins, 2018)
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